Je suis à nouveau seul. Ce n'est pas pour me déplaire. Aoitef est partie à la recherche de sable blanc et d'eau salée.
La bande du Machu Picchu s'est désolidarisée le soir du nouvel an, après les douze coups de minuit, après que nous ayons communié avec la ville entière sur la Plaza de Arma de Cuzco, au milieu des pétards et des feux d'artifices. Nous avons perdu Chris, Josh et David. Comme ils se prenaient la tête depuis deux jours pour une histoire d'argent, même si je les aime bien, cela ne m'a pas dérangé.
Je peux désormais me concentrer sur un de mes objectifs.
Je viens de régler mon ardoise à l' Eco Packer. Je leur laisse mon gros sac. Je pars à pied vers un petit terminal de bus. Je vais à Pisac, le trajet me coûte 2,5 soles.
Depuis que j'ai croisé cette française à Sucre, je n'arrête pas de penser à ce qu'elle m'a dit :
« J'arrive du Pérou, j'y ai fait des expériences chamaniques. Une première à Iquitos, dans la jungle, que je n'ai pas vraiment appréciée. C'est devenu un très gros business, ils vendent des tours mystiques à tire à larigot. Des pseudos chamans font prendre de l'ayahuasca à des touristes de base sans les accompagner, sans les guider. Le gars sur qui je suis tombée ne chantait même pas !
Et puis j'ai rencontré Filder à Pisac, un homme génial. Il a grandi dans la jungle près de Pucallpa. Dans sa famille on est chaman de père en fils, depuis plusieurs générations. Pendant sa formation il est resté un an dans la jungle, tout seul, avec sa bite et son couteau.
J'y suis allée avec deux gars. L'un d'eux était héroïnomane, je dis bien « était », il a fait trois séances avec Filder, il a vaincu son addiction.... En plus, il est marié à une française ! »
Je pensais aller dans la jungle, mais j'ai pris cette rencontre comme un signe. Je dois rencontrer Filder.
Depuis que j'ai lu Castaneda, je me suis passionné pour la culture amérindienne.
Les grandes religions ne me parlent pas, je ne comprend pas très bien ce qu'elles entendent par Dieu. Je n'accepte pas qu'elles dictent les conduites. En revanche, quand j'entends des indigènes parler d'esprits de la montagne, de l'eau, du soleil, de la forêt, de Pachamama, là çà me parle ! Quand je regarde la lune, les étoiles, quand j'imagine l'espace, je me dis que la vie est magique , qu'il existe « D' autres mondes » ( documentaire de Jan Kounen ) , ceux de l'inconscience, ou plutôt de la conscience, un univers qui est tout sauf matérialiste, où règne la vérité.
Dans ce type de culture, on s'attache à forger des esprits, l'expérience est le maitre mot. « Tu dois comprendre par toi même mon petit ». Pour ceux qui peinent, les médecins de l'âme sont là. Ils ne donnent jamais directement les réponses.
Je veux rencontrer un homme de savoir. J'aime la vie profondément mais j'ai un peu le mal de vivre. Je veux trouver la clé, je veux comprendre, « donnez moi la vérité ».
Ne voulant pas aller à Pisac pour rien, j'ai tapé sur internet « Filder shaman pisaq ». J' ai trouvé son site, lui ai envoyé un message. Je suis en route.
Pisac est un village au cœur de la Vallée Sacrée, entouré de montagne. Les touristes y viennent pour passer la journée mais n'y restent pas pour la nuit.
Je me promène dans les ruelles, tombe sur un restaurant indien végétarien. Je fais la connaissance du jeune patron. Un gars fort agréable, passionné par l'Inde. Je me pose quelques heures pour écrire, une carafe de jus de banane frais à portée de main.
Je pars à la recherche d'un hébergement, traverse le marché artisanal. Sur le chemin du site archéologique, je vois une pancarte « Hospedaje ».
J'entre, personne. Une clochette est posée sur le comptoir, je la fait sonner. Un vieil homme arrive :
«-Bonjour Monsieur, vous avez une chambre de libre ?
-Oui.
-C'est combien ?
-25 soles.
-Je peux la voir s'il vous plait ? »
La chambre est sommaire, juste un lit, un bureau. Idéale pour écrire.
«-Mouai... Maintenant je sais comment elle est... Je vais faire un tour, je vais peut-être repasser, merci.
-20 soles.
-15 ?
-Hum...d'accord.
-Vendu ! »
Je pose mes affaires, retourne dans le village. Il faut que je prenne contact avec Filder. Je vais revoir mon nouvel ami, il m'oriente vers un magasin où est censée travailler sa femme. Elle n'y est pas.
Je passe devant l' Ayahuasca, un restaurant. A l'intérieur, une argentine :
«-Bonjour, je suis à la recherche d'un homme qui s'appelle Filder.
-Filder, Filder, çà me dit quelque chose. Ha oui Filder ! En fait, il habite pas vraiment dans le village, il est un peu à l'extérieur. Par contre je sais pas où. Tu devrais essayer de l'appeler. »
Pas bête ! Je trouve son numéro, l'appelle. Je tombe sur Dorianne, sa femme :
«-Bein là, on s'apprête à partir, tu veux le voir quand ?
-Hum.. demain ?
-Ok, demain. On va dire.. 20 heure à l'entrée du village.
-Avant le pont ?
-Oui.
-Ok çà marche ! Merci à demain.
-Ha si ! Pas d'alcool, pas de viande et pas de repas demain soir ! »
Çà c'est fait ! Je retourne à ma chambre, m'isole face au bureau. Je refais le Machu Picchu pendant quelques heures...
Je me sens observé, j'entends des rires. Deux enfants me regardent pas la fenêtre, ils disparaissent au moment où je me retourne. Je tourne la tête, me retourne à nouveau, toujours avec un temps de retard, ils se cachent. Le manège dure quelques minutes, ils s'amusent, rient aux éclats.
Je sors :
«-Hey, tu fais quoi ?
-J'écris.
-Pourquoi tu écris ?
-Heu... parce que j'aime çà.
-T'as un ordinateur ?
-Oui.
-Tu nous montres ?
-Si vous voulez. Entrez ! »
Ils regardent derrière eux, comme s'il craignaient que leurs parents les voient.
Ils fixent l'écran, font semblant de savoir lire le français.
«Attendez, je vais vous montrer quelque chose de rigolo ». Je sélectionne des photos et des vidéos.
Ils ont de grands yeux, la bouche légèrement ouverte, se regardent.
«-Tu veux jouer au foot avec nous ?
-Oui, j'aimerai beaucoup ! Vous vous appelez comment ?
-Moi c'est Zacharia.
-Et moi c'est Eros. Et toi ?
-Vicente.
-Vous avez quel âge ?
-Moi 8 ans.
-10 ans.
-Elle est où ta maison ?
-En France.
-Wouaw, tu connais Karim Benzema ? »
Le match est intense, ils taclent dans tous les sens, sur le béton, s'appliquent à me montrer l'étendue de leur talent. C'est toute une science de faire semblant de perdre tout en donnant l'impression que l'on veut gagner à tout prix.
« Vous êtes trop forts, je m'incline. Dernier but gagnant ! »
«- Goaaaaaaaaaaaal ! Ça y'est vous avez gagné !
-Non, il compte pas celui là, y' a poteau ! Encore un ! »
«-Goaaaaaaaaaaaal !
-Non, il compte pas celui là non plus, y' a faute ! Encore un ! Allez encore un s'il te plait !»
Quelques buts plus tard, j'abandonne mes copains, je vais manger végétarien.
Il est 20 heure, presque tous les restaurants sont fermés. Je joue du charme en entrant dans le seul endroit où je vois de la lumière. La serveuse était sur le point de tourner le verrou. Elle consent à me préparer un sandwich.
(…)
Aujourd'hui, c'est le grand jour. Je passe mon temps à regarder l'heure. Plus que huit heures. Plus que cinq. Encore trois heures à tenir. 19 heure, çà commence à sentir bon.
Plus le temps passe, plus j'ai le trac. Je passe les derniers instants près de la rivière. La lune est ronde. Je me concentre sur elle, sur ma respiration. Ma boule au ventre est énorme. Je ne sais pas à quoi m'attendre.
Je suis au point de rendez-vous, à l'entrée du village. « Suis-je du bon coté du pont ? Est-ce qu'il va venir ? Si çà s' trouve je vais repartir sans l'avoir vu ? Est-ce que c'est lui qui arrive là ? Non c'est un taxi. Je suis peut-être pas du bon coté du pont. Pile j'y suis, face c'est en face. Pile. Je reste là. On verra bien ... »
20H22, une voiture s'arrête à une trentaine de mètres. Un bras sort par la fenêtre, me fait signe. Je vais à sa rencontre.
«-Vicente ?
-Oui, Filder ?
- Monte! »
Nous allons chez lui, passons dans le salon.
Il a installé deux matelas l'un en face de l'autre, disposé devant le mien un seau et un pichet d'eau.
De son coté, un didgeridoo arrondi, une triple percussion sur pied, une guitare, un petit bac blanc, une bouteille en terre cuite multicolore, une pipe, du tabac, des bougies.
Il a à peu près mon âge. A sa dégaine, j'ai du mal à m'imaginer que cet homme est un sage, il ressemble plutôt à un baba cool.
«-T'as déjà pris l'ayahuasca ?
-Non, jamais.
-Parle moi un peu de toi... »
«-Pourquoi es tu venu à ma rencontre ?
-Heu..., heu...., j'ai besoin de comprendre.
-Tu vas comprendre.
-Je sens que je n'en suis pas loin.
-Je le sais, tu as quelque chose en plus des autres qui viennent me voir. Je ne te dirai pas quoi.
T'es musicien ?
-Oui...
-Je vois comment tu regardes les instruments. »
Après hésitation :
«-Filder, je voyage depuis quatorze mois, et sur la route, j'essaye de filmer des moments musicaux...
Çà te dérange si je filme la cérémonie ?
-Non, pas du tout, le truc c'est que nous serons dans le noir complet.
-Ha...
-Mais pas de problèmes, pose ta caméra dans un coin. »
Il me pose des questions relatives à ma santé, à ma façon de vivre.
Il se change. Enfile une sorte de longue toge, des colliers à plumes. Il ferme les yeux, prie.
Dorianne entre dans la pièce. Discussion typique de deux français qui se rencontrent.
« Il va prendre deux verres. » Lui dit-il.
Avant toutes choses, avant d'évoquer la cérémonie, je tiens à rassurer les personnes qui tiennent à moi et qui pourraient s'inquiéter d'une telle situation.
Un peu de culture :
Un chaman, un vrai, est l'homme qui soigne les villageois, les habitants des tributs qui ont conservé leur culture traditionnelle. C'est un sage, un homme de savoir, qui a une grande connaissance de la nature, des plantes, du milieu dans lequel il vit. C'est un conseiller, un guérisseur qui utilise des moyens peu conventionnels pour entrer en contact avec les esprits. Filder va régulièrement à Lima pour échanger avec des médecins qui s'intéressent à ses méthodes dites alternatives.
L'ayahuasca est un produit naturel, issu de l'association d'une écorce de liane et d'une feuille, utilisé essentiellement pour ses vertus thérapeutiques, consommé dans le cadre de cérémonies qui ont pour but de soigner les maux de l'âme, voir même des maladies importantes. C'est aussi un outil, un allié, consommé par les indigènes depuis des millénaires, qui permet d'élever l'état de conscience et qui aurait des vertus télépathiques. L'ayahuasca procure des visions.
Des scientifiques ont découvert que l'ayahuasca semblerait apporter des effets positifs dans les traitements de la maladie de Parkinson et d'autres pathologies... ainsi que dans les traitements de troubles psychiatriques et de la dépression (source Wikipédia ). Pour prendre l'ayahuasca, il faut avoir une démarche, un but, car en consommer à des fins récréatives, sans être averti, sans être accompagné peut se révéler dangereux pour l'esprit de quelqu'un qui ne serait capable de se regarder en face. En revanche, à ce jour, aucune mort n'a été recensée à cause de ce breuvage, il est également prouvé par des études que l'ayahuasca ne présenterait pas de toxicité, ni aiguë, ni à long terme. Elle est non addictive.
Elle est, d'une certaine manière, un symbole de la confrontation entre culture occidentale et traditionnelle, le Pérou l'ayant consacré patrimoine culturel national, la France l'ayant classé parmi les drogues. Certains vont voir un psychologue, d'autres une voyante, un conseiller conjugal ou encore un curé. Moi, je vais voir un chaman.
Filder sait refuser l'ayahuasca à des gens qu'il ne sent pas.
Il empoigne la bouteille multicolore, remplit une petite tasse, prie.
« -La lune est puissante ce soir.
-C'est clair.
-Tiens, prend.
-Je le bois comment ?
-Comme il te plait. »
Je prends une petite gorgée, le goût est terriblement amer, je garde le liquide en bouche pour me familiariser avec, pour m'en souvenir. Il tire sur sa pipe en me regardant, fumant un tabac d'origine inconnu à l'odeur d'encens, crache régulièrement dans un petit récipient en plastique. Il manipule des plumes.
«-Tu le bois en combien de fois ?
-Je sais pas.
-Normalement tu le bois d'un trait, comme çà, haaaa !
-En une fois ?
-Oui... Fais comme tu veux. »
Je finis le verre, il vois ma grimace, il sourit.
«-Tu bois le cosmos. Comment tu te sens ? Bien ?
-Oui... C'est simplement deux aliments ?
-Oui, ayahuasca et chakruna. L'ayahuesca est la force, la chakruna, la vision, la sensation, tutututututututututututu. Prends en un autre, il t'en manque un. Deux tasses. Une pour l'Univers, une autre pour la Terre, une pour l'œil droit, une autre pour le gauche, une pour le cœur, et une autre pour le cœur, lui aussi est double. Prends le bien, prends ton temps. N'aies pas peur. La cérémonie va commencer, la musique, tu es musicien. La musique.
Oui comme çà, c'est comme çà que l'on boit, félicitation !
-Merci.
-Attention ! L'ayahuasca a ses démons, regarde les, observe les, dompte les, puis chasse les, pffffffffffffffffff. »
Je lui rend la tasse, me rassois en tailleur sur mon matelas.
«-Si tu veux, bois un petit peu d'eau. Bois un peu d'eau.
-Hein ? Heu … oui.
-C'est très important. »
Il commence à siffler un air indigène, comme s'il se chauffait la voix. Il chante.
«-A la tienne mon frère, santé !
-Santé ! »
Il boit sa tasse.
«-Je peux fumer pendant la cérémonie ?
-Tout, tu peux tout faire.»
Pendant que le breuvage coule dans son organisme, il se frotte les mains, pousse un « haaaaaaa ! ».
«-Un petit peu d'eau. Nous y sommes, ainsi commence la cérémonie.
Bienvenu ! Dans quinze minutes, une demie heure, quarante minutes, je ne sais pas, une heure, çà dépend de toi, tout va commencer. Nous serons en communion, nous serons liés. Je vais chanter pour toi, pour les esprits. Pense aux bonnes choses, au bon, au beau, souffle, respire. C'est de la télépathie l'ayahuasca, donner l'information, recevoir l'information. Je reçois des informations de France, ici est la Terre, je reçois des informations d' Afrique … Le pouvoir du mental ! Je vois mon ex petite amie, mon amour que j'aime à la folie. La tendresse... Tout est dans ton cœur, le pouvoir du mental, tout dépend du pouvoir de ton mental, de ta conscience. La respiration, pfffffffff. Quand tu auras envie de vomir, si çà ne vient pas, ne te force pas, si ce n'est pas naturel çà va te faire mal à la tête, au moment où tu le sens, crache tout, expulse tout. Regroupe tes cigarettes, ton eau, n'oublie pas où sont tes affaires. Bienvenu à la cérémonie. La lune est très puissante ce soir...
-C'est peut-être un signe ?
-Certainement ! Certainement … Un signal que nous envoient les astres. »
Filder se lève, se place devant les percussions, joue. Des chants tribaux s'échappent de sa bouche.
« -Il est temps d'éteindre la lumière. Bienvenu au Pérou mon frère.
-Merci. »
Une demie heure plus tard, la transe commence. Des milliers de prismes aux couleurs d'arc en ciel ont envahit la pièce, je ne contrôle plus rien, mon cou ne tient plus ma tête. Nous sommes dans le noir, mais Filder sait exactement dans quel état de conscience je suis, il accentue ses chants, les adapte avec une précision déconcertante. J' agrippe le seau, vomi mes tripes...
(…)
Au petit matin, la pièce est à nouveau lumineuse, j'ouvre les yeux. Filder est toujours en face de moi, assis en tailleur, il me sourit :
«-Alors ?
-Wouaw !
-Comment tu te sens ?
-Là ? Fort !
-Tu as trouvé tes réponses ?
-Pas vraiment, j'ai plus subi qu'autre chose, c'est violent. Mais j'ai su faire face à mes démons, je les ai regardés en face, je les ai observés. J'en suis plutôt fier.
-Tu avais beaucoup de tensions, tu as bien vomi, de la bonne façon, tu t'es purifié. Comment sens-tu ton ventre ?
-Léger.
-On accumule tout dans le ventre, les frustrations, les peines, les peurs.
-Ma boule au ventre a sacrément diminué.
-Pour bien faire, il te faudrait suivre un régime d'une semaine, sans viande, sans alcool, sans cigarettes, et refaire une cérémonie. Là tu auras des réponses.
-Je pars à Lima cet après-midi. Je reviendrai peut-être un jour.
-Ma maison est ta maison mon frère, je suis content de t'avoir rencontré.
-Et moi donc !
-Tu as quelque chose mon frère, écoute ton coeur. Cette nuit, tu étais l'anaconda... »
(Photo prise dans l'après-midi, avant que je devienne l'anaconda. Je l'ai observé longuement...)
Ses enfants sont réveillés, les deux petites filles lui sautent au cou, le petit dernier arrive à quatre pattes. Filder est radieux. Cet homme est bien, à l'aise, heureux. Il a déjà tout compris...
Nous nous serrons dans les bras, il m'offre son disque. Je pars sous la bruine, le sourire aux lèvres. Je n'ai plus peur...